Chaque solo-indie game est un "Palais Idéal"
Il y a quelques jours m’est revenu le souvenir du “Palais Idéal”. C’est une extraordinaire sculpture de 12 par 26 mètres situé dans le Sud-Est de la France, construite par un seul homme.
L’histoire commence en 1872 lorsque Ferdinand Cheval, facteur à Hauterives, est pris d’inspiration par une pierre sur laquelle il trébuche durant sa tournée. Cet homme qui avait passé sa vie dans la misère, dans cette France très rurale, avait trouvé dans une pierre une beauté qui l’avait convaincu de débuter cette mission de “géant” comme il a pu l’écrire. En effet, de très nombreuses inscriptions sont aussi présentes sur les murs de son palais. Il y décrit son oeuvre, insiste sur le travail, le néant et la matière, la vie et les morts, sa mort aussi. 33 ans durant il construira cet édifice, il vit mourir sa propre fille alors qu’il était déjà veuf, lui dédia aussi une maison en son honneur. Puis pendant 8 autres années, il construisit finalement son tombeau pour s’éteindre 2 ans plus tard. En dehors de la dimension tragique et folle de cette histoire, le gigantisme d’une telle tâche entreprise seule me rappela certains projets portés par des développeurs solo.
Bien sûr, ces histoires diffèrent sur d’innombrables points avec celle du Facteur Cheval mais il y a des échos dans tous ces projets qui furent l’histoire d’un homme, ou d’une femme, qui porte sa vision à la sueur de son front, au fil des jours, des saisons et des années, dans un projet dont l’ampleur dépasse parfois l’entendement. Des échos peut-être aussi, parfois, à chercher dans la motivation d’une telle quête. Construire quelque chose qui nous survivra, chose d’autant plus vraie pour les jeux vidéos qu’ils seront joués par d’autres, parfois des milliers d’inconnus. Construire quelque chose à nous, pour nous aussi, car ces jeux comme cette sculpture et ce tombeau sont aussi quelques fois des refuges.
Voyons quelques histoires de ceux qui ont réussi à porter seuls leur vision dans cet art, s’il en est, si complexe et pluriel qu’est le jeu vidéo.
Le premier exemple qui me vient en tête est celui de Tarn Adams, créateur de l’immense Dwarf Fortress. Il commença son développement en 2002 et créa en aujourd’hui plus de vingt ans, le jeu au gameplay le plus profond, dans le sens de la complexité brute, de la contingence brute, jamais créé. La singularité de ce jeu le fit notamment entrer au MoMA, chose exceptionnelle pour le médium jeu-vidéo, en 2012. Quelle ironie que de telles prouesses fussent réalisées par un seul homme plutôt que par un studio de 300.
DF a inspiré Rimworld, qui n’est pas un projet d’un seul homme à proprement parler mais tout de même créé et emmené par Tynan Sylvester qui développe le jeu depuis 2012.
Un autre exemple bien connu de projet solo est Undertale, jeu marquant et oeuvre à part entière. De même que Ferdinand Cheval n’était pas sculpteur ou architecte, Toby Fox n’était pas développeur de formation. Il a commencé jeune à composer des morceaux de musique, c’est j’imagine ce qui lui a permis de produire une bande son de qualité pour Undertale, qui a certainement été un des facteurs de son succès. Le gamedev demande une connaissance, souvent avancée, de domaines qui n’ont à l’origine pas tant à voir, la musique et l’art – réalisation d’asset – en faisant partie.
Tarn Adams lui, est mathématicien de formation. Cela facilite probablement l’apprentissage de la programmation et explique aussi comment un seul homme a pu créer des mécanismes logiques permettant des systèmes aussi complexes que ceux présents dans DF. Après tout, beaucoup de choses mènent à la création de jeux vidéos et c’est une chance que ce soit devenu accessible au plus grand nombre grâce à internet.
Il faut aussi que je mentionne un développeur particulier en cela qu’il a développé son jeu tout en étant agent de sécurité. Chris Hunt a commencé a travailler sur Kenshi en 2006. Il quitte par la suite son emploi à temps partiel pour se concentrer sur ce jeu si particulier et sort finalement le jeu 12 ans plus tard, en 2018. Kenshi est un jeu unique, tant par son environnement, lore et graphismes, que par ses mécaniques. Le joueur y dirige une escouade, d’un ou plusieurs personnages, qui évoluent dans un monde post-apocalyptique à une échelle assez éloignée, adapté à ce style bac à sable. Le personnage joué est comme jeté au monde, sans raison ni histoire apparente, sans aucun avantage notable sur les PNJ, capable d’une liberté totale qui n’a d’égale que sa vulnérabilité ainsi, bien sûr, que l’étendue des possibles.
Plus célèbre, le RPG dans un village fermier Stardew Valley, développé seul par Eric Barone, aussi connu sous le pseudonyme de ConcernedApe, pris “seulement” 5 ans.
Il faut bien sûr mentionner ce qui est à mon sens l’un – si ce n’est le – des plus grand jeux qui, ici encore, ne fut développé à l’origine que par les mains d’un seul homme : Minecraft. Bien sûr, Notch s’entoura puis s’éloigna de son jeu pour laisser ce qui est devenu Mojang continuer de travailler dessus.
Tous ces temps de développement, allant de 5 (souvent considéré comme le temps requis pour un gamedev solo) à plus de 20 ans, sont la preuve d’une part de l’intrinsèque difficulté de créer un jeu à deux mains, et de l’autre part de la capacité à persevérer dans la création d’une seule et même oeuvre.
Ce qui me frappe après avoir listé ces jeux, c’est que nombre d’entre eux ont en commun ce qu’on a appelé des systèmes “bac-à-sable”. Ce sont effectivement mes jeux préférés et c’est ainsi probablement un biais qui explique mes choix. Cependant, ces jeux sont tout de même ceux qui sont habituellement évoqués lorsqu’on parle de solo gamedev. Je crois qu’il y a un lien entre ces mécaniques permissives, ouvertes, et le fait même de créer une oeuvre “géante”. Par définition, pour qu’un jeu ouvert soit intéressant, il faut le travailler de façon absolument extensive, ce qui a un coût exponentiel en terme de temps, comme toute chose dans l’IT. Cette profondeur implique une profondeur aussi dans les algorithmes (DF ou Minecraft ne sont pas des jeux triviaux à programmer, c’est le moins qu’on puisse dire).
De manière symétrique, les jeux aux systèmes plus simples comme Undertale sont saisissants pour des raisons qui les rapprochent davantage d’autres médium comme la littérature, le cinéma et bien sûr la musique, sans bien sûr enlever le génie de certaines mécaniques d’Undertale comme le combat tour-par-tour ouvert et mêlé aux dialogues interactifs.
Quoiqu’il en soit de la nature de leur profondeur et de leur complexité, ces jeux qui ont fait oeuvre sont avant tout la réalition achevée, dans d’innombrables effort, de la vision d’un homme. Et c’est peut-être cet avantage, dans le fait qu’il s’agisse d’une tâche herculéenne mais personnelle et par conséquent singulière, que réside l’explication de la qualité folle de ces jeux créés par une seule et même personne.